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21 décembre 2009 1 21 /12 /décembre /2009 07:28

 

Bien des textes explorent les définitions de l'écriture, de ses formes, de sa vie. Il en est moins qui posent plus crûment comme question: un écrivain, mais qu'est-ce au juste?

 

Il est une façon indirecte d'avancer des réponses, c'est de demander leur avis à ceux qui ne le sont pas. La pratique du micro-trottoir amènerait certainement un bêtisier surprenant, trop facilement détourné vers le simple amusement. Il en est une autre qui explorerait le fond commun des clichés: le génie méconnu, la chambre sans chauffage, et autres lieux communs qui s'adaptent assez facilement au peintre, à l'inventeur, et presque, il y a peu encore, à l'étudiant studieux.

 

Mais le regard des autres peut être capté par l'écrivain soi-même. Dans ce chef d'œuvre de Jack London qu'est Martin Eden, il existe un passage significatif (entre autres). C'est le chapitre 34 dans lequel le héros se heurte coup sur coup aux regards des deux femmes auxquelles il donne son amour et son argent.

 

Lorsqu'il présente sa dernière œuvre, celle qui est "si différente qu'elle lui fait un peu peur" à Ruth, l'élue de son cœur, la belle jeune fille ne trouve comme réponse que celle de son milieu social élevé: "Croyez-vous que cela se vendra?". Peu après elle considère comme grossiers, les dialogues de Wiki-Wiki: Une faute de goût. Martin Eden ne peut que répondre brusquement: "c'est la vie vraie. Je ne peux la dépeindre que comme elle est".

 

Et comme Martin Eden a déboursé ses derniers dollars à éviter une saisie à sa logeuse, et qu'il n'a donc pas de quoi s'habiller de façon assez chic, la jeune fille le quitte sur une promesse illusoire de futures invitations dont on devine qu'elles ne viendront jamais.

 

Il se trouve alors que sa logeuse étant malade, Martin, qui a fait cent petits métiers, s'applique à laver et à repasser le linge fin dont elle devait se charger. Elle lui en vaudra une sincère et définitive reconnaissance; mais en même temps, "il tomba du piédestal où elle l'avait placé... Ce n'était qu'un simple ouvrier comme elle, comme tous ceux de son milieu et de sa caste, et s'il en était devenu plus humain, plus approchable, tout son attrait mystérieux avait disparu."

 

Ce chapitre 34 mériterait de plus amples développements, car il nous montre encore l'écrivain en butte à la vindicte de deux hommes qui le jalousent ou le méprisent. Mais cela est plus commun.

 

Elle est fondamentale, cette incompréhension bilatérale; de quelque côté que proviennent les regards, ils ne font que transposer des images toutes faites. Tout se passe comme si l'homme écrivain échappait aux autres, et spécifiquement à ceux à qui il donne sa part la plus humaine qui soit, d'amour ou d'aide amicale. Et le seul espoir fugitif de cette fin de chapitre est l'ombre du seul homme qui l'encourage, "Brisseden, "dont les poches étaient pleines, l'une de livres, l'autre de whisky".

 

 

Nous approchons là du grand paradoxe du livre. On a écrit, (Jack London le premier) qu'il s'agissait d'une attaque contre l'individualisme, le culte de la volonté, les thèses de Nietzsche. Tout cela est bien beau, bien théorique, mais à coup sûr ce sont plus des écrits d'auteur que des écrits d'écrivain. Car ce seul chapitre 34 replace l'écrivain à sa vraie place: Martin Eden est un titan vaincu, mais un titan que ne porte nulle basse envie, nulle volonté de détrôner quelque divinité olympienne. Il a besoin d'une ombre tutélaire qui partage ce piédestal et cet équilibre fragile.

 

On prend ici la mesure de ce texte dont j'ose affirmer qu'il traduit la grandeur de l'écrivain, et la relative déception que cause l'homme qui en fut l'auteur. En effet, Jack London ne faisait pas mystère de ses idées socialistes (mot à prendre avec le sens américain de l'époque). Il affirmait sa foi en l'homme, à l'inverse de Martin Eden dont il ne voulait pas épouser une prétendue volonté de puissance, cause finale de son suicide. Mais aucun psychiatre ne se laissera prendre à cet argumentaire, ce piège qui se retourna peut-être contre son auteur.

 

Martin Eden est peut-être le plus beau texte jamais écrit sur le combat de l'écrivain contre les ombres, par lesquelles se détache sa vraie lumière. Mais c'est aussi le livre que tout écrivain devrait avoir peur de lire.

 

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  • Pierre-François GHISONI
  • la littérature en partage
L'homme avant les termites
L'idéal sans l'idéologie
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