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23 décembre 2009 3 23 /12 /décembre /2009 18:42

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Le moteur grondait sourdement et le cuir des coussins exhalait une bonne odeur de richesse, la route était belle, et le médecin se sentait heureux en cette soirée du 17 juin. Dans quelques heures il prendrait l'avion pour Copenhague, en compagnie d'une chouette infirmière du service qui n'avait pas froid aux yeux. L'agence avait prévu un séjour organisé. Le prétexte en était la célébration du solstice d'été, avec grands feux, soirées arrosées, et promenades dans un village reconstitué à la mode médiévale. Cela, c'était le prospectus. En fait, il espérait que le séjour se concentrerait dans la chambre d'hôtel. Des solstices, il y en aurait toujours. Mais des perfections comme cette petite stagiaire ne couraient pas les couloirs de la clinique, et avant qu'elle ne termine son séjour...


La voiture fit une embardée, légère, mais...

Allons, se dit-il, du calme.

Et cela le fit sourire. Il se rappelait un des premiers James Bond. «Discipline, double o seven! Discipline!». N'exagérons pas. Il courait moins de risques, pour aboutir au même résultat. Ah, ces yeux...!


Décidément, la vie était belle. Belle voiture, bel appartement, beau compte en banque, belles nanas. Que demander de plus? La route prêtait à la réflexion. Était-ce la lumière de cette fin de soirée, ou une pause méditative, comme il peut en arriver à quiconque, si infatué soit-on de sa personne? Il se revit sur les bancs de la faculté. La médecine jouissait d'un beau prestige. C'était un bon tremplin dans la vie. Certains de ses copains bûchaient à mort, passaient le plus clair de leur temps à l'hôpital, et disparaissaient vers d'obscurs cabinets de campagne. D'autres, plus ambitieux, se lançaient dans la course aux carottes hospitalières, ce qui ne garantissait pas les cuisses roses. Lui, avait préféré le dilettantisme, acheté rapports et thèses à quelques camarades impécunieux, et profité d'une belle mémoire pour les servir à bon escient. Question d'organisation.


Organisation encore, le choix de la spécialité. On racontait bien l'histoire des trois fils médecins, dont le moins intelligent devait préférer l'obstétrique. Le moins intelligent... le plus con, oui... formulation qui convenait mieux à Monsieur Freud, sinon à la réalité. En fait, on disait aussi que dans cette affaire, il fallait être pédé ou obsédé. Ah! La vigueur des expressions de la salle de garde, qu'était-elle devenue? Comme cela était loin. Mais en tout cas, il n'avait aucune vocation homosexuelle. Donc, il avait suivi l'autre voie. Ah, ces yeux, ce...


Dans quelques minutes il arriverait à la clinique. Une bonne affaire. Il en possédait assez de parts pour le bénéfice, et pas trop pour les ennuis. De temps à autre il regrettait de ne pas avoir choisi la chirurgie esthétique, plus rentable, plus séductrice, à tous les sens du terme. Mais, plus prenante aussi. On ne pouvait pas tout avoir. D'ailleurs, si ce n'avait été pour cette petite gourde, il serait déjà dans l'avion, avec la jolie stagiaire. Jolie comme ... du 95 B au moins. Pas comme la gamine, celle pour qui il roulait maintenant. Quelle cruche, celle-là! Attendre le dernier jour légal pour se faire avorter, et pleurnicher en plus! Est-ce qu'elle avait pleurniché pour se faire mettre un polichinelle dans le tiroir? Et cette histoire à dormir debout... personne ne l'avait touchée... tu parles! Le dernier jour... douze semaines, ça ne leur suffisait pas à ces minettes... fallait encore qu'elles demandent du rab. Mais pas question! La loi, d'accord, mais pas un jour de plus. Trop risqué! Il n'allait pas compromettre son avenir pour une gamine qui ne savait pas se décider, et qui ne semblait même pas sortie de son rêve. Un bon coup d'aspirateur et une consultation en psychiatrie, ça oui! Et Copenhague!


Par réflexe professionnel il compta à l'envers. Voyons, nous sommes le 17 juin. J'enlève les douze semaines de grossesse, cela fait... cela fait... Il n'arrivait pas au bon résultat. Ah, le calcul de tête. Quelle importance?


Il crut voir une ombre sur le bas-côté, eut un petit sursaut. Un bœuf!.. un bœuf?... Oui, c'en était un. Pas banal, sur la grand'route. L'animal avait dû s'échapper d'une ferme avoisinante.


Heureusement qu'il n'avait pas traversé. Il pensa à sa belle voiture. Il s'y sentait si bien. Un bel outil aussi, outil de prestige, outil de séduction. Et qu'on ne vienne pas lui raconter que c'était pour compenser le manque d'un autre outil. Elle allait voir, la mignonne... Du coup, il appuya sur l'accélérateur, le champignon, le truc de drogué. Et il le vit, l'âne, le petit âne gris barré de noir, il le vit, au milieu de la route, mais trop tard, juste le temps d'un réflexe, d'un écart, trop vite, trop fort. La belle voiture heurta la glissière de sécurité, rebondit. Il y eut un fracas métallique. Tout aurait pu en rester là, mais quelque loi physique se mit à jouer. Était-ce la présence inadéquate d'un gravier supplémentaire, un surcroît d'élasticité dans le métal de la rambarde, le kilomètre-heure en plus ou en moins, celui qui pardonne ou celui qui harponne, et pas toujours dans le sens du médiatiquement correct, ou quelque autre volonté mal définie?


Ces questions étaient de trop. Il les résuma en un banal «pourquoi?». Banal mais nécessaire, et finalement inéluctable, unanimement partagé. Bref, étymologiquement banal. Le fond du débat n'est pas la réponse à ce «pourquoi?» mais plutôt de savoir à qui il s'adresse, et ce qu'il circonscrit. Les idées du médecin n'étaient pas très claires à ce sujet. Manque de temps pour y réfléchir, ou manque de réflexion pour le temps. La voiture fit les classiques tonneaux, qu'un voltigeur spécialiste aurait diversement appréciés, rebondit une dernière fois et reprit assise sur ce qui restait de ses roues. De loin, mais vraiment de loin, on eût dit l'un de ces maniaques de l'arrêt brutal, pris de téléphonite aiguë et bloquant la voie pour satisfaire son besoin pressant et les pontes légales de la pandorocratie.


C'était plus sévère, malgré ceinture, coussins gonfleurs et tout le saint-frusquin. Sa vue se troublait, et une terrible fatigue l'envahissait. Il répéta: «Pourquoi?». Près de la portière droite, un bœuf soufflait une réponse incompréhensible. De l'autre côté, un âne le fixait d'un œil profond.

  • Que faites-vous là?..

Il n'avait même pas conscience de l'inanité de ses questions. Parler à un âne, à un bœuf! Cela lui rappelait quelque chose, un vague souvenir. Il n'eut pas le loisir de s'y appesantir.


À la clinique, l'infirmière stagiaire avait commencé à préparer la petite, la «shouter» comme disaient certaines. Elle n'aimait pas ce terme. Elle lui prit la main:

  • Tu verras, tout se passera très bien.

La gamine ne répondit pas.

  • Tu n'es pas obligée de répondre. Enfin, parfois il vaut mieux parler.

Silence.

  • Je reviens dès que possible.


C'était la dernière intervention de la journée. Elle commençait à regretter d'avoir accepté ce séjour à Copenhague. Elle n'avait aucune illusion. Simplement, l'envie lui en passait. Le plus simple serait de le lui dire tout à l'heure. Et tant pis pour la suite. De toute façon, elle n'aimait pas ce service. Elle regarda sa montre. Le médecin aurait dû être là depuis un quart d'heure au moins. Il était toujours ponctuel. Ponctuel et pressé. Pressant même. Elle en savait quelque chose. Elle ne put réfréner un sourire. Copenhague ou pas? Trop pressant. Pas de Copenhague. Elle retourna voir la petite:

  • Tu n'as besoin de rien?

  • C'est pour quand?

  • Il y a un tout petit retard. Repose-toi.


Un quart d'heure passa, puis un autre encore. Cela devenait bizarre, inquiétant même. Une collègue passa, prête au départ:

  • Alors, tu fais des heures sup'?

  • Bien obligée.


Il fallut deux heures aux gendarmes pour la prévenir. Il n'y aurait pas d'intervention ce soir, ni jamais, pour le docteur. Elle s'assit et tout se mit à tournoyer. Elle en oubliait... elle en oubliait la petite. Et brusquement tout lui revint en mémoire. C'était le dernier jour possible. Elle se précipita dans la chambre.


  • Il y a... il y a eu un terrible accident. Pour aujourd'hui...

  • Quoi?

  • Pour aujourd'hui ce n'est pas possible.

  • Mais alors?

  • Il va falloir se débrouiller. Tu comprends... la loi... lundi peut-être...


Un timide sourire se dessina sur la petite figure.

  • Ce n'est rien.

  • Comment, ce n'est rien?

  • J'ai réfléchi. Je dormais presque. J'ai fait un drôle de rêve. Il y avait un âne, et un bœuf. Et ils me disaient des choses.

  • Quelles choses?

  • Je ne sais pas. Je ne pouvais pas comprendre. Mais c'était bon et doux.

  • Ah!... Enfin, tu peux sortir maintenant. Tu reviendras lundi. On s'arrangera.

  • Non. Je ne reviendrai pas lundi.

  • Tu ne...

  • J'ai réfléchi. Ni lundi ni après.

  • Mais...?

  • Ce sera mieux ainsi. Il vaut mieux que je m'en aille avant...

  • Avant que tu changes d'avis?

La jeune fille posa un doigt sur ses lèvres:

  • Chut...


Elle se leva et reprit ses affaires.

  • Veux-tu que je t'aide, Marie?

  • Non merci Élisabeth. Tout va bien.

  • Que... que vas-tu faire maintenant?

  • Je retourne chez moi.

  • C'est loin?

  • J'ai fait le plus dur.

  • Au revoir.

  • Oui, au revoir, peut-être.


Élisabeth resta seule dans la chambre. Quelle histoire! Elle s'assit, songeuse, se mit à compter sur ses doigts, et un merveilleux sourire embellit son visage. Elle savait.















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  • Pierre-François GHISONI
  • la littérature en partage
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