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18 octobre 2014 6 18 /10 /octobre /2014 11:22

 

Pour enchaîner avec l'article précédent : « Peut-on pardonner au nom des autres ? ». C'est ici que l'écriture hausse le ton, que l'analyse spectrale cède devant la brûlure de la synthèse, promise à quiconque ose saisir ce flambeau.

Ah ! Qu'il serait confortable, arrivé à ce point, qu'une logique certaine, une déesse Raison renaissant de ses cendres et des ruisseaux de sang par elle et pour elle épandus, nous sauve du nouveau dilemme ! Enfin, au moins, qu'elle sauve les Rwandais rescapés ! Car, peut-être – sait-on jamais... – ont-ils de droit de parler avant les autres, dans ce cas. Et même ils pourraient, ils devraient, nous conseiller. Osons l'humour macabre ; ils ont payé le prix fort, ils peuvent nous conseiller.

Voici que revient à la charge la philosophie de la chair souffrante. Eugène Nshimiyimana tranche, ose les mots sur les faits :

« Mais que saura-t-on de ce qu’a ressenti la victime au moment où la vie lui fut arrachée ? Que saura-t-on de sa douleur qui puisse autoriser le pardon à sa place ? Le survivant peut pardonner pour l’absence des membres de la famille, mais saura-t-il, sans compromettre leur sommeil, pardonner pour la souffrance qu’ils ont endurée ? »

Nshimiyimana pourrait s'en tenir là sans que quiconque ne lui en tienne rigueur. Mais il est déjà parvenu si loin... Il lui faut maintenant mener un double débat.

Le premier est celui du pardon inconditionnel prôné par certains. Il faut bien reconnaître qu'explorer ce domaine ouvre la porte à bien des faiblesses, des dits automatiques sur le temps qui passe, ou autres approches un peu trop modales. En voici un panorama, recomposé à partir de réponses proposées par différents champs civilisationnels.

C'est la part du feu, pour les pompiers appelés en renfort. C'est le mal pour un bien, ici renversé, et tout hypothétique (inversion incantatoire sur laquelle il y aurait tant à écrire). C'est la blessure qui fortifie... Dieu que ces rescapés ont gagné en force ! C'est peut-être un nouvel automatisme d'expression, une forme de « morale bisounours » transfigurée par le drame sur lequel elle se développe... une expression obligatoire qui oserait ajouter au tribut des réprouvés sa version modernisée du classique « vae victis ! », éventuellement doublée d'un catégorique : « Pardonnez ! Il n'y a plus rien à voir ! »

Mais, au-delà du champ précédent que je définirais volontiers comme celui des faiblesses terrestres, il est un argument que Nshimiyimana n'ose pas élever, et on le comprend, tant il peut exposer à de plus amples blessures. En effet, il a écrit :

« Après la chute, Dieu établit [...] la transgression d’Adam et Ève et conclut qu’il ne seyait pas que l’orgueil partageât sa demeure. La logique du mythe n’est pas tant dans la mise en évidence du courroux divin, de la faiblesse humaine ou du châtiment implacable de Dieu. Ce dont témoigne le mythe, c’est qu’on ne peut se mettre impunément à la place de Dieu. Or, c’est ce que fait le génocidaire. Il est un usurpateur. Il vole le pouvoir et l'autorité parce qu'il veut incarner la Loi. »

Si la Demeure ne doit laisser aucune place libre à l'orgueil, dont nous avons vu les ravages, si l'enfer est le lieu d'élection des impardonnables par Dieu, mais pardonnables par l'homme, alors... alors... parlons-nous de deux catégories de pardon, l'un humain, et l'autre divin ? Serions-nous capables a minimade dessiner les contours de celui fait à l'image du modèle ? Et, élargissant le débat à un humain créateur de pardon, comment le catégoriser ? Quelle place lui assigner dans la hiérarchie des comportements, des pensées, de l'Être ? Assiste-t-on à la naissance d'un nouvel orgueil ? Ou n'est-ce là qu'une version « rwandisée » de la mort de Dieu ?

Nshimiyimana n'a pas écrit ces dernières lignes. Mais comment les éviter, maintenant que nous avons suivi ses pas ?

 

On le voit, le domaine du pardon inconditionnel n'est pas des plus aisés à découvrir. Et encore, n'avons-nous fait que nous tenir sur ces bords, sans explorer la voie du « Pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font ! »

C'est peut-être pour éviter d'affronter de telles difficultés que s'est développé le programme du pardon conditionnel :

« Au Rwanda, l’heure n’est plus à la réconciliation dont l’insuccès a couronné les dix dernières années. Elle est au pardon pour remettre la charrue derrière le bœuf. Le pardon demandé puisqu’il est déjà acquis. Demandez et l’on vous donnera ; frappez et l’on vous ouvrira. Tuez et l’on vous pardonnera. »

Lisons, relisons, et comprenons entre les lignes qu'au Rwanda, un espace trouble s'est glissé entre conciliation et réconciliation. Une forme de devoir politique s'est armée du mot pardonpour gagner une paix civile. Une transaction est en cours dans laquelle le pardon devient une monnaied'échange, et, comme sur certaines places boursières, on ne reconnaît plus la fiabilité de l'offre ni de la demande, on a perdu de vue l'étalon initial, on ne sait plus qui fait quoi, ce qui est le début d'une nouvelle dérive que Nshimiyimana craint pour l'avenir :

« Il y a jusqu’à présent un malaise à dire, ce qui fait que le silence précède la mémoire et compromet tout élan vers le pardon parce que le crime ne connaît plus de responsable. En effet la mémoire du Génocide se dévoile dans la fragilité de son énonciation qui se meut dans la fracture de la société rwandaise où Hutu et Tutsi sont devenues des catégories silencieuses mais toujours vivantes. [...] C’est qu’en fait la conscience ethnique reste encore vivante et que naturellement mémoire et histoire, discours et réalité “cohabitent mal ici” pour reprendre Nora: “Le pardon ne sera possible et le Génocide pleinement nommé que lorsque les Rwandais en arriveront à situer l’extermination des Tutsis dans la volonté du pouvoir et d’une population regroupés autour de l’entité ethnique hutu. Je ne peux pardonner un individu pour un crime commis au nom d’une ethnie que s’il endosse l’ethnie pour faire pardonner l’individu.” »

Nous devinons le danger à plus ou moins long terme des solutions politiques qui, voulant ménager chèvre et chou, préparent les sols dévastés et la ruine des troupeaux.

 

Nshimiyimana conclut :

« A-t-on besoin de pardonner pour vivre après un génocide ? Peut-on vivre sans pardonner ? La réponse dans les deux cas est oui. Mais le vivre ensemble est-il possible sans pardon après un génocide ? La réponse est encore une fois oui. Ce vivre ensemble, néanmoins, fonctionne sur des principes autres que ceux que le bon voisinage recommande. Si on ne peut prêcher une morale de l’indifférence sans être irresponsable, on ne peut, non plus, sans paraitre hypocrite, vivre ensemble en faisant comme si de rien n’était. »

Est-il besoin de dire que ce vivre ensemble intra-rwandais s'applique aussi à la relation franco-rwandaise ? Là-aussi, Nshimiyimana plaide pour une justice supérieure, épurée qui ose frapper aux portes les plus hautes : Onu, Église, France.

Nous qui avons survécu aux fumées noirâtres de la Cinquième République pouvons au moins l'accompagner dans sa démarche.

 

 

(Fin. Article élaboré à partir de la communication d’Eugène Nshimiyimana au congrès sur les génocides de  Vouvant, organisé en septembre 2014 sous la présidence du Pr Jean-Marie Grassin. Actes en préparation)

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  • Pierre-François GHISONI
  • la littérature en partage
L'homme avant les termites
L'idéal sans l'idéologie
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