Au congrès de Vouvant sur le génocides, Eugène Nshimiyimana a traité « Du génocide au pardon, ou comment taire le silence. » Eugène Nshimiyimana est directeur du Département d'études françaises de Mc Master University en Ontario. Qui plus est, il est d'origine rwandaise, rescapé du génocide de 1994 contre les Tutsis. C'est dire qu'il porte ses connaissances et ses réflexions autant dans sa chair d'homme que dans sa posture de philosophe. Faut-il poser que la vraie philosophie est à ce prix ? Il est aussi difficile de franchir ce pas que de refuser la question. En tout cas, la triple association victime-témoin-philosophe issue des contingences vitales nous propose une philosophie subie, par laquelle s'exprime d'abord la chair de l'homme, et une philosophie superposée, domaine de notre néo-cortex. Dans ce dernier royaume, lorsque se révèlent des éclairages multiples, lorsque se confrontent épures et méandres, présupposés et témoignages, le philosophe parcourt les chemins de l'immanence, et tente de nous découvrir ceux de la transcendance. C'est en ce sens qu'Eugène Nshimiyimana nous a offert une remarquable communication.
Il explore d'abord le couple faute et pardon :
« [...] cœur de la morale où il assure l’évaluation du rapport au bien et au mal, l’évaluation du niveau d’évolution, de la distance parcourue, de la barbarie fondatrice de la société à son éclat culturel […] La faute et le pardon, deux faces de la même feuille que nous appelons rapport à l’autre. Si la faute détruit, le pardon reconstruit, retransforme, reconfigure et même transfigure. Il n’y a pas plus grande joie que d’être pardonné, mais il n’y a pas, non plus, plus grand honneur que de pardonner. Le pardon cimente le rapport dans la mesure où la nature humaine est par définition imparfaite et donc encline à la faute. Il permet d’assainir le rapport à soi et à l’autre. Ainsi, la faute n’est pas que de dimension négative parce qu’elle permet un nouveau départ, une occasion pour faire le bilan afin d'avancer. Elle est donc le lieu d’émergence de la loi et de ce point de vue, situe le pardon dans un paradigme de réponses qui peuvent aussi inclure punition, réparation et même rétribution. »
Cette notion de « deux faces de la même feuille » semble nous proposer d'emblée un objet « rapport à l'autre » composé de deux forces asymétriques dont l'application bien dosée assure l'avancée équilibrée du « lieu d'émergence de la loi. » Cependant, il ne faudrait pas en déduire la nécessité d'une faute première pour assurer cette « émergence de la loi ». Il ne faudrait pas se laisser aller à une physique pure et dure, semblable à celle des forces aéro et hydrodynamiques dont la répartition permet au voilier de remonter au vent. En effet, pour Nshimiyimana :
« [...] La faute est de l'ordre de la compromission et le pardon de celui de la rémission. Le pardon s’inscrit ainsi dans un cadre relationnel entre des individus que vivre ensemble engage dans la transaction de la demande et de l’offre, et non de l’offre et de la demande. D’où l’idée soutenue par bien de penseurs que le pardon n’est pas une conséquence immédiate de la faute. Le pardon se demande, le pardon se mérite; il ne s’arrache pas comme la liberté, il s’obtient ou il est même refusé. Il n'est pas un droit, il est don. Il s’inscrit dans un rapport individuel où le coupable se juge encore humain, reconnaît le mal, s’en distancie et s’engage à être meilleur. La victime quant à elle, par la même transaction, juge de l’humanité de l’autre, reconnait, la souffrance que le coupable éprouve face à son acte, la souffrance qui peut aller de la honte à une pénible culpabilité. Le pardon dans ce cas correspondra à un geste salutaire, la rédemption du coupable, sa libération du passé qui l’enchaine à l’acte dévoyé qui, par son écart, l’éloigne de l’autre. »
Mais une autre dimension intervient immédiatement :
« Christique dans sa nature, le pardon sauve de la haine qui est une réponse possible et naturelle. Dans, le pardon, l’irréparabilité de la relation et l’irrémédiabilité de la faute sont rendues caduques : l’humanité y reconnaît la normalité de l’écart et la primauté de la relation. Le pardon n’efface pas le temps, il libère du temps arrêté par la faute, pour le laisser de nouveau couler afin de permettre à l’avenir d’advenir. »
On voit ainsi que l'humanité, si boiteuse qu'elle soit, si entachée d'écarts par rapport à la norme du vivre ensemble, si pesante de haine, possède encore des remèdes pour récréer un avenir possible, là où la faute avait arrêté le temps.
Mais, jusqu'à présent, faute et pardon confondus, nous restions dans le cadre d'une humanité et d'une transcendance divine. Alors, que se passe-t-il si les faits sortent de ce cadre ? Et, reprenant la terrible question d'Eugène Nshimiyimana :
« [...] Mais que penser quand la faute s’inscrit dans le mal absolu, celui qui renie et l’humanité et sa transcendance divine ? » [...] Nous parlons ici de la faute qui met en danger la morale du vivre ensemble, la faute qui compromet la relation, comme dans le cas d’un génocide, un mal absolu dans lequel plus rien ne peut plus avoir de sens. Ni l’homme, ni la loi. Nul besoin donc de dire que le mal absolu éloigne les humains de leur humanité et partant les hommes de Dieu, que le pardon fait vivre parmi eux par la preuve d’amour que le pardon est censé apporter. À ce sujet, Kristeva pose bien que le pardon rapproche les hommes de la divinité dont la faute les éloigne. »
Alors, si le vivre ensemble n'est plus possible, si la morale est bafouée, si l'humanité est exclue, si la transcendance est reniée, reste-t-il une zone d'existence pour du « pardonnable » ? Pire, les conditions d'existence du pardon lui-même ne sont-elles pas détruites ? Nous assistons alors à l'effondrement d'un monde trinaire, de structure, de logique, et de psychologie. La chute est inévitable, à moins que, suivant Derrida, Nshimiyimana ne pose que :
« Pardonner n’aurait de sens que s'il a devant lui l’impardonnable. Ainsi, pour lui, le pardon n’aurait de sens que si justement il arrive là où il est moins attendu, impossible à concevoir. Tel est le vrai pardon, celui-là même qui envisage la possibilité de rédemption de l'autre, de l’espèce.
Cette élévation stupéfiante, si elle est possible, touche autant au retour de la transcendance qu'à la survie de l'espèce. Elle renvoie à la question bien classique sur l'existence de l'enfer, impasse butant ici sur l'impardonnable face même à l'amour inconditionnel de Dieu. Car :
« Comment alors comprendre cet impardonnable qui échappe à la clémence divine? C’est le crime des crimes, la faute qui sort du registre de l’humain, le mal absolu qui situe le criminel à la fois à la place de Dieu et du diable, au-dessus de toute morale : le crime de négation de la vie, celui qui efface la victime et, ce faisant, annule toute possibilité de pardon et de rémission. En éliminant l’autre, partenaire de la transaction, le coupable annule sa propre rédemption. Parce qu’il n’en a pas besoin. Il est déjà un dieu puisqu’il a accaparé la place de Dieu sans pour autant parvenir à le remplacer : son geste opère en un seul sens, parce qu’il supprime sans remplacer. Il est le dieu de la mort, un voleur qui ne saura jamais restituer. Si un meurtre ordinaire est en soi un crime impossible à pardonner du fait de l’absence du lésé, que peut-on alors dire d’un génocide ? Le génocide est par définition l’ultime négation de l’altérité. Il n’est pas négation de l’humanité de l’autre, il est négation de l’humanité tout court. »
Il n'en reste pas moins vrai que, toutes considérations transcendantes bien comprises et bien admises, peut-on pardonner au nom des autres ?
(À suivre....)