Je reviens sur mon article récent intitulé le Soin d'Écrire dans lequel je citais l'association écriture-soin psychologique de soi-même et des autres. J'y affirmais que l'écriture est une activité menaçante, une navigation périlleuse.
Je veux aujourd'hui illustrer ce propos par un exemple tiré de la vie d'un homme pour qui j'ai une admiration certaine, le colonel T.E. Lawrence, plus connu sous le surnom de Lawrence d'Arabie. L'occasion m'en est donnée par la lecture de la préface de la nouvelle édition des éditions Phébus.
On y apprend la vie étrange d'un manuscrit mise en parallèle avec celle de son auteur. Il ne s'agit pas d'un appareil critique indigeste, revenant avec force notules sur des interprétation savantes, mais bien d'un drame dans le drame.
Lawrence commence la rédaction de son manuscrit au début de 1919 et termine en juillet. Cependant, l'œuvre lui est volée en gare de Reading en novembre de la même année.
Il faut tout de suite dire combien il est difficile pour tout auteur de refaire à l'identique. Je pense même que le véritable écrivain en est incapable. Il ne s'agit pas d'une question de mémoire au sens commun du terme, mais bien d'un processus de création vitale, qui comme toute vie, est unique et irremplaçable. Copier est possible, refaire ne l'est pas, même lorsqu'il s'agit de travailler sur des faits apparemment incontestables. Trop de choix, trop de jugements émis dans le for intérieur de l'écrivain ont agi sur lui jusqu'à modifier son regard et son approche. En quelque sorte, le procès en littérature que mène tout écrivain vis-à-vis de son œuvre aboutit à un jugement dont l'immuabilité n'est pas certaine.
J'ose rajouter, quitte à suivre une piste futile, que le vol de ce manuscrit ouvre peut-être d'autres perspectives, pour peu que l'on veuille bien réfléchir aux craintes de certaines diplomaties, en cas de divulgation d'épisodes troubles si proches. Il est des héros utiles et des héros gênants. Ce sont souvent les mêmes.
Quoi qu'il en soit, Lawrence se remit au travail en décembre 1919, en acheva la plus grosse part au galop de charge, jusqu'en mai 1920, date à laquelle il remit son manuscrit à la Bodleian Library. En même temps, pour éviter toute nouvelle mésaventure, il fit imprimer huit exemplaires par l'Oxford Times.
Fin de l'histoire? Non, début de la chute. Car, à partir de ce moment, il entama un processus de révisions dans lequel entrent progressivement des motivations multiples et contradictoires. Il serait vain dans un article de cette taille d'en retracer tous les épisodes. Que l'on sache cependant que s'entrecroisent le souci de cohérence avec la maquette de l'imprimeur (impression sur papier avec les moyens d'époque), les recouches incessantes du travail de mémoire, la modification intime du projet initial, et les difficultés psychologiques majeures de l'auteur. On le voit ainsi se focaliser sur des détails de mise en page, comme le fait de retravailler son texte pour que chaque paragraphe se termine en fin de page. Il souhaite évoluer de la narration historique à la réalisation d'une œuvre littéraire comparable aux monuments que sont Moby Dick et les Frères Karamazov. Il coupe, il retravaille, il se désespère, il revient sur l'idée de publier la version d'Oxford. Son moral s'en ressent, et cette œuvre qui devait l'aider à surmonter la reviviscence de souvenirs douloureux, les ravive. L'édition ne le satisfait pas. Il tente d'échapper à cet enfer littéraire en s'engageant sous un faux nom dans la RAF. (Cf. mon article intitulé Sagesse? Ivresse? du 2/10/2009) en 1922. Nouvel essai de fuite dans le Tanks corps. Le processus infernal de la fuite en avant est enclenché. En 1924, avec le conseil d'amis, il se laisse persuader de rédiger une version abrégée et luxueuse qui devrait paraître en souscription. Nouvelle plongée. Les cauchemars nocturnes se mêlent aux idées noires, et seul semble le soutenir le devoir de terminer cette rédaction avant de mettre fin à ses jours.
On imagine le calvaire de cet homme sans cesse confronté à son texte qui lui imposait de revivre les moments les plus douloureux de sa vie, tandis qu'il ne cessait d'y revenir pour explorer un style littéraire nourri de phrases plus nerveuses au prix de ruptures dans les enchaînements, de la perte d'une fluidité d'écriture. En écriture comme dans le vie, la recherche de la force peut faire perdre la souplesse qui en est aussi une composante. La vieille histoire du chêne et du roseau.
Peu de temps après sa mort, en 1935, parut une édition luxueuse, abrégée qui semblait vouloir "enterrer" toute autre reprise plus évoluée.
C'était sans compter le temps destiné à faire son œuvre, les érudits soucieux de reprendre le manuscrit de la Bodleian, le traducteur attaché à nous offrir cette version revenue à sa vigueur primitive.