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18 février 2010 4 18 /02 /février /2010 05:17

ALEXANDRE-DUMAS.jpg

 

 

Une polémique s'installe autour d'un film que je n'ai pas vu, d'un acteur réputé, et d'un géant de la littérature française. Ce que l'on en perçoit actuellement est dommageable pour les uns et les autres. C'est également pénible pour tous les amoureux de la langue française. C'est à ce titre que je tiens à faire entendre ma voix qui est aussi celle du manifeste littéraire et de la charte éthique de LETTROPOLIS.

 

Il nous paraît outrancier de poser comme approche de ce film le teint plus ou moins maquillé de l'acteur, en prêtant au réalisateur et autres décideurs des intentions d'effacer les origines de Dumas pour le "blanchir". À ce stade du débat on ne peut que naviguer dans les eaux troubles de la projection de phantasmes ou du procès d'intention.

 

Je demande seulement de réfléchir à un point précis : si tant est que la peau d'Alexandre Dumas ait été plus mate que la mienne (qui le sait vraiment?) ce qui persiste de son allure, c'est surtout sa bedaine, sa chevelure que d'aucuns trouveraient très tendance (horrible expression!) et tout ce qui entoure ses excès gastronomiques, son formidable appétit de vivre. Alors, vraiment, Depardieu dépare-t-il dans le tableau?

 

Allons plus loin : dans le climat agressif entretenu par certains épidermiques professionnels, il y a fort à parier qu'un maquillage bruni de Depardieu aurait déclenché des prurits identiques, et peut-être des mêmes, tant les réflexes pavloviens ont remplacé la libre discussion. Personne n'en sort grandi.

 

La question se serait davantage posée si Dumas avait été aussi noir que certains Africains de l'Est. En sens inverse, si un acteur aussi noir que Sidney Poitier devait interpréter Christophe Colomb (un autre rôle de Depardieu) l'approche historique et sociale eût été différente. Mais en tout cas, sans passer par les invectives et les arguments hors de propos.

 

Qu'il ait subi des conflits liés à son origine, et réagi, pourquoi pas? Quel homme sain d'esprit n'en ferait de même lorsque son histoire familiale et son histoire personnelle se trouvent en terrain potentiellement agressif? D'autant plus agressif que le succès l'accompagne? Car les mœurs littéraires ont peu changé depuis cette époque : combien de belles embrassades cachent des tentatives d'étouffement? Combien de conflits accompagnent une étrange promotion? Il est facile pour les imbéciles de toutes origines pas d'exclusive en ce domaine de vouloir blesser en visant bas. Le procédé, pour répugnant qu'il soit, peut faire mal. J'en sais personnellement quelque chose en ce pays dit de "douce France". Et si Dumas s'était abandonné à botter quelques culs, il aurait eu bien raison. Mais il sut répliquer avec intelligence et finesse.

 

Peut-être voulait-il simplement mettre en pratique ses réponses à un questionnaire, où parmi ses qualités il citait l'insouciance, ce qui est parfois une morale.

 

Quoi qu'il en soit de ses origines et de sa couleur de peau réelle et difficile à établir aujourd'hui, Alexandre Dumas père fut et reste un écrivain français de première grandeur.

 

Autrement dit, nous voulons ici nous dégager de la polémique en cours pour recentrer notre approche autour de questions plus directement littéraires.

 

La prolixité de l'auteur, rien moins qu'étonnante, attestée par les dizaines d'œuvres signées de son nom, ne doit pas faire oublier les travail des ses documentalistes  — doux euphémisme — disons plus franchement de ses nègres, dont Maquet ne fut qu'un parmi d'autres (je refuse de traduire le "ghostwriter" anglophone). Il est aujourd'hui établi, et il était largement su à l'époque, que Dumas, se réappropriait, dirait-on de nos jours, leur travail plus qu'avancé. Mais la tenue et l'uniformité de cette pâte littéraire explique qu'il y mit sa main de maître, et que nous en soyons toujours aussi admiratifs.

 

Cette coopération hiérarchisée doit-elle nous choquer? Par nécessairement si l'on est en accord avec la qualité du produit fini. Les plus grands peintres ont mené des ateliers où leurs "deuxièmes couteaux" s'employaient à des tâches de préparation, moins glorieuses mais tout aussi nécessaires, et souvent même à quelques finitions. Devons-nous jeter aux orties les œuvres de l'atelier de... sous ce prétexte? Et nous pourrions prolonger la comparaison dans des domaines autres qu'artistiques.

 

Il devient alors passionnant de plonger dans cette relation complexe où le travail masqué de l'un permet à l'autre de récolter les fruits de la renommée. Mais à quel prix? Quels étranges arrangements se nouent entre deux êtres embarqués dans cette fuyante galère qu'est l'écriture? Reposons ici, sous une forme assez chatoyante due à la personnalité de Dumas, les collaborations d'Erckman et Chatrian, de Boileau et Narcejac, etc. et appelons à la barre de notre enquête le nommé Christian de Neuvilette, dont le nègre attitré, un certain Cyrano, l'aida à cueillir le baiser de la gloire.

 

Quant aux thèmes traités, il ne sont pas anodins. Certes, il écrivit Georges, son roman évocateur des années 1810, dans une Île Maurice qui pourrait être Haïti où émergent la question de conflits de peaux diversement colorées, des traces biographiques de sa propre famille ainsi que la référence au soulèvement de Toussaint Louverture. Mais ce roman n'est en rien manichéiste. Au contraire, il s'oppose complètement aux diatribes à la mode par lesquelles certains se plaisent à attiser des feux qu'ils feraient mieux d'apaiser. Ce texte montre que la frontière entre le bien et le mal traverse tout homme, indépendamment de sa couleur de peau, il décrit les ambiguïtés de ses héros métis et peint que les révoltes nourries de sentiments troubles se terminent dans l'ivresse dégradante.

 

Ce fut le seul grand texte de Dumas où l'on pourrait retrouver ce que le vocabulaire contemporain nomme "négritude", et encore... Mais si c'est un solide roman, ce n'est point le départ d'une œuvre conquérante et revendicatrice.

 

Car Dumas plongea dans l'histoire, et plus spécifiquement dans celle de la France métropolitaine et de ses voisins où nous entraînent les cavalcades de ses héros. Nous n'avons pas fini de galoper au secours de la Reine, d'entendre tonner la truculence de Porthos, et de plaindre la pauvre Madame Bonassieux, entre autres héros. Il publia environ cent trente œuvres qui nous font remonter de César au jusqu'à la Terreur prussienne de 1866, et s'il écrit en 1830 dans une lettre à Louis-Philippe que "l'homme littéraire en lui n'est que la préface de l'homme politique", nous pouvons affirmer maintenant qu'il ne s'enrôla pas sous certaines bannières que d'aucuns voudraient le voir agiter aujourd'hui, et que s'il viola l'histoire de France, comme l'en accusa un critique, il sut prouver, qu'il lui avait fait de beaux enfants.

 

Et plus étonnant encore, s'il est un livre qui lui tenait à cœur, aux tripes devrait-on dire, c'est son Grand Dictionnaire de Cuisine qu'il ne cessa de compléter, et qui parut en 1873 après sa mort. On n'y trouve qu'un amour effréné de cette discipline, qui parle autant que la littérature à nos langues françaises, à nos palais, de nos terroirs et du monde. En tout cas, là non plus il ne jeta les bases d'un enracinement exotique. Bien au contraire, il sut montrer son éclectisme de bon aloi.

 

Et quant à s'enraciner, j'aime reprendre les premières lignes de sa biographie :

 

"Je suis né à Villers-Cotterets, petite ville du département de l'Aisne, située sur la route de Paris à Laon, où mourut Demoustier, à deux lieues de la Ferté-Milon où naquit Racine, et à sept lieues de Château-Thierry, où naquit la Fontaine. J'y suis né le 24 juillet 1802, rue de Lormet, dans la maison appartenant aujourd'hui à mon ami Cartier, qui voudra bien me la vendre un jour, pour que j'aille mourir dans la chambre où je suis né, et que je rentre dans la nuit de l'avenir, au même endroit d'où je suis sorti de la nuit du passé."

 

Sans mauvais jeu de mots, peut-on être plus clair?

 

Le temps passant, les tumultes s'apaisant, il restera, qu'Alexandre Dumas, aidé ou non, fut et demeure un grand écrivain, d'abord français, n'en déplaise à ceux qui voudraient lui dénier cette qualité profonde.

 

À LETTROPOLIS, site de littérature française et francophone, le texte prime.

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  • Pierre-François GHISONI
  • la littérature en partage
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L'idéal sans l'idéologie
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