La route d'Ellsworth mène au soleil retrouvé. Retrouvés aussi sa fierté et cet air de santé de l'ami qui se fait fort de nous tenir belle et bonne compagnie. Pendant que le grand ouest l'attend, nous nous posons au port d'Ellsworth, où convergent d'autres visiteurs. Un concert en plein air était prévu, avec les réserves d'usage liées au temps, réserves heureusement levées. Ce soir, les musiciens ont prévu, organisés en big band, de retrouver les standards du genre. Arrivent des spectateurs de tous âges, qui en couples, qui en groupes, avec ou sans chaises pliantes. Chacun trouve sa place, à l'américaine, sans façons, en toute simplicité, et chacun profitera de la musique selon son humeur. Deux bonnes rangées d'auditeurs que l'on qualifierait de "consciencieux" font face au kiosque, qui, en fait, est maintenant entouré d'une foule disparate. L'animateur ouvre la séance avec un remerciement général, sans oublier la générosité du temps qui a évité d'annuler le concert. Et nous voici partis pour une grande heure de plaisir musical. Évidemment, les habitués des musiques du jour ne s'y retrouveraient pas, et comme je sous-entends tous les sens de ce verbe, je n'en suis que plus satisfait.
Il est toujours étonnant et enrichissant d'observer le comportement d'un groupe qui n'est ni tout à fait le nôtre, ni tout à fait étranger. Cela impose de disséquer des faits qui, dans un environnement habituel, passeraient inaperçus, ou emprunteraient de façon préférentielle la voie du sentiment ou du jugement. D'une certaine manière, il faut devenir peintre, ou photographe, ou témoin, et esquisser les premiers pas qui mèneraient au professionnalisme du sociologue. Sans y prétendre, les images reviennent.
C'est une petite fille d'environ cinq ans, qui cabriole et gambade. Certains diraient qu'elle danse. Je préfère penser qu'elle et la musique s'accompagnent dans la joie et le rythme partagés. Elle est gracieuse, c'est-à-dire non affectée, prise dans son monde, sans la terrible préoccupation d'attirer les regards par laquelle les plus beaux fruits se gâtent. Sa robe parme tranche sur le gazon teinté des rayons du couchant, et ses gigues la font virevolter au-delà des limites que sa maman, qui l'accompagne, ne pourrait se permettre. Alors, le monde est beau, simplement beau.
C'est un fort bonhomme à demi-masqué par une haie. En émerge sa lourde carcasse vêtue d'un maillot de corps bleu sans manche. Sa tête est ronde, surmontée d'un chapeau de brousse sur lequel des médaillons multiples racontent une histoire que je ne sais pas déchiffrer. De grosses lunettes noires et une barbe blanche plus que fournie achèvent de l'imposer, non dénué d'une certaine aménité. Un sculpteur romain l'aurait choisi comme modèle du dieu d'un grand fleuve.
C'est un groupe d'enfants qui courent et jouent alentour, de toute leur vivacité, de toute leur vitalité. Et pourtant, nul hurlement ne s'élève. Nul besoin de rappels à l'ordre, de ces "chuts" aussi exaspérants et inutiles que les bruits qu'ils sont censés faire cesser, par lesquels les bons parents français signalent leur bonne volonté dépassée. Ce n'est pas la première fois que je constate cela dans des groupes américains. Sans en faire une règle générale, n'en faisons pas non plus une exception... ou une nouvelle de science-fiction française. Et place à la musique!
Place à la musique aussi pour ce couple qui a amené sa table et ses chaises pliantes et qui joue tranquillement aux cartes. Poker? Belote? Bataille? Place à la musique encore, lorsqu'une brave dame arrive avec son petit chien dans ses bras. L'organisatrice intervient alors, et la dame s'en retourne, sans mot dire. Crainte des aboiements, des morsures, ou des germes?
Mais place aussi aux musiques intérieures. Celles que nous n'entendrons jamais, qui transparaissent parfois sur les visages, sur les corps. J'ai oublié quel observateur des célèbres "massacres de Chio" déclarait que, dans chaque groupe, ressortait un personnage plus dramatique. Le nôtre est là, ou plutôt, elle est là, assise dans l'herbe, mince, les mains croisées sur ses genoux pliés. La discrète arcature de son corps semble céder par moments à quelque fatigue impromptue, et quand elle la surmonte, sa tête y répond avec un certain retard, pendant que son regard se porte vers un lointain invisible à nos yeux. A-t-elle quarante-cinq ans? Cinquante? Questions indiscrètes? Peut-être, mais questions inéluctables, nécessaires, émergeant de ce visage émacié, de cet apparent détachement qui porte son mystère. Au jeu des ressemblances on devine la mère, sous un ample chapeau noir, habillée de ces vêtements de bon ton dont la simplicité apparente porte la marque du luxe aisé. Elle domine, sur le banc de cette table de gros bois. On l'imagine quelques décennies plus tôt, lumineuse de toute la grâce de ces filles de la Nouvelle-Angleterre. Maintenant, l'âge et quelque plaie secrète l'ont rejointe, auxquels elle fait front de ses rides et de sa fierté. Elle ne regarde pas sa fille. Elle sait. Elle sait que celle-ci, en qui elle se voyait revivre, décevra ses espoirs. Pourtant, la même silhouette attirant le crayon de l'artiste, la même élégance de vie, un pantalon noir ajusté, une chemisier blanc à faire frissonner les cœurs, de délicates sandales rouges assorties à son foulard, qui masque, à peine, sa canule de trachéotomie...
La chanteuse reprend: I did it my way.