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4 septembre 2009 5 04 /09 /septembre /2009 17:57

"À force d'aller où il faut, de faire ce qu'il faut, de voir ce qu'il faut, vous émoussez, vous usez l'instrument avec lequel vous écrivez. Mais je préfèrerais l'avoir tordu, terni, quitte à devoir le repasser à la meule, le marteler, et l'aiguiser à la pierre, sachant que j'ai quelque chose à écrire, que de le garder brillant et luisant, sans rien à dire, ou doux et bien huilé dans une armoire, mais inutilisé".

Ernest Hemingway 1938 dans la préface aux First forty-nine.

(Traduction Pierre-François Ghisoni)

Cet extrait de préface nous ramène aux difficultés de l'écriture. Les mots utilisés par Hemingway évoquent une plume de stylo, mais ne nous y trompons pas, il restent d'actualité pour tout autre instrument, clavier électronique compris. Ces quelques lignes sont pleines de mots simples qui enrichissent les idées. J'emploie l'adjectif "plein" dans son sens le plus animal, le plus poulinier qui soit, comme j'imagine les pensées galoper, après que le rude travail du débourrage, du ferrage, ait été accompli.

J'aime à relever en ma mémoire les correspondances professionnelles entre les outils du texte précédent, et celui, classique, du grand Boileau qui nous incite à remettre l'ouvrage sur le métier cent et mille fois... "polissez-le et le repolissez". Il y a là quelque chose de la classique relation entre l'artisan et l'artiste. Mais il me semble que notre auteur américain, y ajoute une nuance supplémentaire, une sorte de devoir d'infinitude, où peuvent percer des nuances plus subtiles, plus personnelles, comme une certaine anxiété corrigée par l'action, ou d'autres, plus sociales. J'aime à penser que la possession d'un outil ne se réalise pleinement que par son usage adéquat. J'aime à penser que les grands voiliers appartiennent plus aux équipages loués qui les mènent, qu'aux richissimes argentiers satisfaits d'avoir signé le chèque et d'y passer trois jours de soleil, d'alcool et de faux-semblant.

Pour en revenir plus spécifiquement à cette nuance d'angoisse, il est assez habituel d'en référer à celle dite "de la page blanche" qui est passée dans le langage courant. Je la trouve bien incomplète. Il est temps, porté par Hémingway, d'y ajouter quelques commentaires. Je crois que cette image n'est qu'un attrape non-écrivain. Comme si le véritable écrivain n'avait pas assez de mots et d'idées pour emplir toute page! Comme s'il n'avait pas l'écriture en lui, n'attendant que la présence du papier, pour certains presqu'inutile. Mais son regard est ailleurs, sa pensée plus lointaine, sa critique déjà prête, lovée en lui, plus féroce qu'aucune autre. Je préfèrerais, changeant d'image, évoquer l'angoisse de la page bleue, comme cette perte des repères qui saisit le plongeur sous-marin aux premiers mètres d'une descente, jusqu'à le mener au vertige et à la remontée anxieuse. Je préfèrerais l'angoisse de la page boueuse, brouillonnée, l'angoisse de la corbeille à papier débordante de pages froissées, je préférerais l'angoisse de la page "juronnée", maudite, douloureuse, parce que boueuse, pâteuse, profondément manquée, décevante. Et pire encore, je préférerais, en le redoutant, que l'on parlât d'angoisse de la page rouge, marquée d'un coup de fusil fatal.

La dernière propriété d'Hemingway s'appelait la finca vigía, la vigie. Quels regards portait-il sur le monde que son œuvre avait dépeint? Quel regard porta-t-il sur son œuvre que le monde avait enfanté, en cette année 1961

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  • Pierre-François GHISONI
  • la littérature en partage
L'homme avant les termites
L'idéal sans l'idéologie
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