Nous avons récemment posé quelques bases concernant le domaine des nouvelles, ces brins de vie poussés en terres de littérature indécise, oscillant entre le grand vent du roman, et le souffle de la poésie. J'aimerais aujourd'hui revenir sur ce thème, pour opposer les grandes usines à images de certaines productions de science-fiction par lesquelles le fantastique est censé frapper l'imaginaire, à quelques nouvelles d'apparence insignifiante, débutant par des situations de la vie commune, si commune que c'est à peine si on y jetterait un regard, sauf que...
Ainsi l'occasion m'est donnée de rendre hommage à Henri Troyat, disparu il y a peu, grand littérateur, connu pour ses romans et belles biographies. Pourtant il ne faudrait pas négliger un ensemble que je retrouve aujourd'hui paré de la même saveur que j'avais goûtée il y de nombreuses années. Il s'agit du Geste d'Ève, dont la dernière des nouvelles donne son titre au recueil.
Deux fils conducteurs se dégagent: il y a celui des occasions manquées, des déceptions qui suivent le hasard de rencontres inespérées et exaltantes, si exaltantes que les rêves confrontés à la réalité se fracassent et entraînent dans leur débâcle le malheureux protagoniste. Ainsi, la fameuse Ève, la poinçonneuse du métro dont rêve le puissant industriel, revue dans la lumière crue des halles, aura perdu tout son charme. Il ne restera plus à notre magnat qu'à se replonger tristement dans le monde des affaires. Ainsi ce petit comptable trouvant un carnet pour lequel il pourrait recevoir une fortune en le remettant à son légitime propriétaire; mais la récompense augmente et les rêves de gains avec, jusqu'à la chute des uns et des autres.
Le deuxième fil conducteur est celui de l'irruption du mystère, de la fiction savoureuse par laquelle des vies ternes bénéficient, tantôt d'un bonheur inattendu (et le Diable peut y avoir sa part) tantôt de la force comique qui manquait à leur panache. Après avoir lu Faux marbre, vous ne regarderez plus jamais cet artifice du même œil, et si l'on vous dit que parfois le Diable porte pierre, attentions aux majuscules.
De l'entrecroisement de ces deux fils se dégage une sorte de morale, ou du moins de regard amusé sur le monde, qui n'est jamais tout à fait celui que l'on croit, ni celui que l'on attend, ni celui dont on rêve. Quelle leçon faut-il en tirer? Difficile à dire. Celle du plaisir de la lecture s'impose, et là, chacun sera gâté selon son tour d'esprit. Pour le reste, ouvrons notre esprit à l'inattendu qui nous veut parfois du bien, car, de toutes façons, il nous saisit au coin de la rue pour nous faire découvrir d'autres mondes, d'autres destins possibles, que nous n'aurions jamais cru pouvoir se révéler ainsi.
Ce que je crois, c'est que le vent qui hante les forêts de bouleaux de la vieille Russie a chuchoté bien des histoires, et que Troyat nous en a arrangé quelques-unes pour que nous puissions les entendre. Il faut toujours écouter le vent.